Lettre d´information n°2 - suite

Suite présentation et commentaire de texte À l´épreuve de l´inceste de Jenyu Peng

Descriptif de l´ouvrage
L´ouvrage de Jenyu Peng est issu de sa thèse de doctorat en psychopathologie fondamentale et psychanalyse de l´Université Paris 7 – Diderot. Il a reçu le prix Le Monde de la recherche universitaire et est publié dans la collection « Partage du savoir » parrainée par Edgar Morin.
Dans ce livre, l´intention avancée par l´auteure, qui se place d´emblée dans le sillage de l´Association internationale des victimes d´inceste, est de mettre en correspondance une enquête faite auprès de quelques femmes victimes d´inceste et les éléments théoriques, principalement issus de la théorisation psychanalytique, dont disposent les professionnels pour y faire face. Au long de l´ouvrage on entend la parole recueillie de ces femmes qui décline leur parcours douloureux pour être entendues, les dénis sociaux auxquels se heurtent leur demande de reconnaissance, leur difficulté à faire entendre la violence à laquelle elles ont été soumises et encore le cheminement escarpé pour reconquérir une estime de soi. En parallèle est interrogée la place des professionnels qu´elles auront à rencontrer au long de leur parcours, principalement des psychanalystes.
Après une préface plutôt élogieuse, sont déclinés cinq chapitres qui chacun traite une dimension de ce qui constitue la part traumatique de l´inceste. Le premier chapitre interroge le destin psychique du souvenir traumatique ; le deuxième la qualité de ce souvenir et donc de l´acte d´inceste lui-même : réalité ou fantasme ; le troisième reprend les transformations de la mémoire sous le poids du trauma ; le quatrième trace le parcours escarpé de la reconnaissance et le cinquième interroge les voies de la reconnaissance et les qualités d´une écoute en permettant l´advenue.

Critique
À priori cet ouvrage devrait être tout à fait passionnant, selon les propos de la préface de d´Élisabeth Claverie, directrice de recherche au CNRS. C´est bien ici que le bât blesse. Comment un tel ouvrage a-t-il pu ainsi être adoubé d´un prix ? En effet, ce livre est une sorte d´imposture intellectuelle. L´ouvrage nous sert, sous couvert d´enquête, une antienne trop connue, et cela de longue date. Pour la psychanalyse, les victimes d´inceste fantasment,  ce qu´elles ont subit serait du registre de leur imagination !
S´il est principalement question de psychanalyse, et de Freud en particulier, avec un référentiel fournit, on peut s´interroger d´abord sur un premier point : les psychanalystes dont il est question dans l´ouvrage, qui sont-ils ? Rien n´en est dit, le terme est générique, or chacun sait que ce terme n´est protégé par aucune règle ou loi, si ce n´est par l´honnêteté de celui qui l´emploie. S´agit-il de psychanalystes ayant reçu une véritable formation analytique (IPA par exemple  ) ou de  ceux qui s´auto-proclament "psychanalyste" et qui sont légion (voir les pages jaunes de l´annuaire) ? La question est d´importance puisque p. 215, l´auteure suppose qu´un survivant de l´inceste voulant devenir analyste devrait taire son expérience de victime pour prétendre à devenir analyste ! et d´ajouter « Il est à craindre que ce morceau traumatique non résolu n´entrave le travail avec ses patients. » Dont acte.
Mais cela ne serait que péché véniel si, sous couvert d´une enquête, J. Peng ne nous servait pas une vieille ritournelle : pour un psychanalyste, l´acte d´agression sexuelle d´un enfant par un parent (un ascendant), en bref, un acte d´inceste, relèverait du fantasme de celui qui viendrait s´en plaindre. Ce leitmotiv de l´anti psychanalyse a cours depuis le début des années 1980 et prendra son envol avec certains travaux fort connus pour leur mauvaise foi, tels ceux de M. Borch-Jacobsen . Au reste, il est remarquable que les commentaires des citations de Freud sont tous au conditionnel. L´instillation du doute par l´emploi de ce temps est permanent dans le texte et donne lieu à des sous entendus de mauvais aloi. Un exemple parmi tant d´autres : dans l´opposition inceste réalité vs fantasme d´inceste « Certains psychanalystes du "Vieux continent" poursuivront le raisonnement non différentiel de Freud : "Le résultat est le même, et nous n´avons pas réussi jusqu´à ce jour à mettre en évidence une différence dans les conséquences selon que c´est une fantaisie ou la réalité qui a la plus grande part dans ces événements de l´enfance ." Il serait désormais inutile de vouloir distinguer dans la mémoire et en particulier dans la reconstruction analytique, les éléments qui relèvent de la réalité externe de ceux du fantasme. Cependant, le sort réservé à l´enfant qui vit quotidiennement avec des parents agresseurs est pourtant loin d´être le même que celui d´un enfant qui serait "traumatisé" uniquement par son fantasme. » (p. 79) Merci pour la leçon faite à Freud, cela d´autant plus que pour Mme Peng « Chez Freud, constatons-le, le prétendu hiatus entre le normal et le pathologique est toujours vite franchi » (p.80) ! Chacun appréciera.
Le nerf de cette affaire est, pour Mme Peng, après bien d´autres, l´incompréhension du sens du  renoncement de Freud à sa neurotica. Elle s´en empare et fait une lecture toute personnelle de l´œuvre freudienne. Elle insiste par exemple (p. 70), pour dire combien la théorisation analytique empêcherait le clinicien de distinguer le fantasme de la réalité externe du fait même « de la théorisation des fantasmes originaires » et, par glissements inférentiels successifs, de nous dire que Freud a posé « le fantasme incestueux […] comme l´un des principaux fantasmes originaires ». Mais, la mélecture et l´incompréhension des travaux analytiques va plus loin puisque, reprenant les études de Paul Denis, Madame Peng nous assène que toutes les mères « seraient intrinsèquement "pédophiles" par prédisposition biologique », ce serait selon elle, citant de surcroît Jean Laplanche, qui doit n´en pouvoir mais face à une telle lecture de son œuvre, «[c´est] la mère qui sauvera la réputation du père et de l´enfant en assumant le rôle principal dans la scène de séduction généralisée. » (p. 71) Faudrait-il expliquer le sens de la séduction à cette auteure ? Ce qu´elle nomme le fantasme incestueux, tout au plus, est une des formes que peut recouvrir la notion de séduction dans l´œuvre de Freud.
Le doute que Mme Peng tente d´insuffler à chaque page de son travail, la conduit à de grossières approximations : « la qualification freudienne de l´enfant comme « pervers polymorphe » peut exercer un effet préoccupant dans la compréhension de l´inceste subit.» (p. 87) L´auteure pousse même plus loin l´interrogation « En soulignant l´aspect sexuel du traumatisme incestueux, en interprétant ce trauma comme l´incapacité de l´enfant à reconnaître une excitation sexuelle trop précoce, la psychanalyse ne perdrait-elle pas de vue la monstruosité de l´agression incestueuse ? En décrivant l´enfant comme un pervers polymorphe toujours avide de satisfaire son désir libidinal, la psychanalyse ne donnerait-elle pas raison, voire un appui théorique, à l´agresseur pour justifier son crime ? » (p. 218) Là encore, c´est au pied du mot que nous sommes. Freud aurait dû avoir un langage politiquement, psychanalytiquement plus correct. Certes juste après de citer les travaux de Claude Balier pour adoucir de telles contre vérités.

L´ensemble de l´ouvrage révèle soit une réelle incompréhension des concepts freudiens, soit une volonté de montrer que les psychanalystes ne sauraient entendre les patients traumatisés par un inceste réel. Je plaiderai, malgré ce qu´il en paraît, pour la première hypothèse et n´en donnerai qu´un dernier exemple, p.216, c´est « la théorie des fantasmes originaires ou encore celle du souvenir écran [qui] continue de semer le doute [sur la réalité du traumatisme] ». Aujourd´hui quel analyste digne, dans sa formation, de ce nom, peut mettre en doute l´impact traumatique de la réalité ? Ferenczi nous a, sur ce chemin, grandement aidé, ce que reconnaît l´auteure. L´incompréhension semble venir de la lecture au sens littéral que fait Mme Peng de la notion de « neutralité bienveillante ». Pour elle cette écoute est « légèrement surplombante et dubitative » ! (p. 213) faut-il expliquer ce que Freud comprend par ce terme : la neutralité bienveillante réside dans un accueil sans jugement aucun du discours du patient. Cela correspond, en lien avec l´écoute flottante, à une disposition psychique de l´analyste qui suspend tout jugement dans son écoute et qui investit également l´ensemble du matériel amené par le patient dans la séance. Ce qui n´a rien à voir avec l´attitude de quasi dédain décrit par Mme Peng.
Parvenu au terme de l´ouvrage on ne peut que s´interroger sur la volonté du journal Le Monde en lui décernant son prix. Comment se fait-il que personne n´ait relevé le terme de survivants pour désigner les victimes d´inceste ? Peut-on se satisfaire du fait que le terme nous vienne d´outre-Atlantique pour dire l´horreur subie par ces femmes, mais aussi ces hommes dont il n´est jamais question dans l´ouvrage ? Peut-on être en accord avec un tel terme qui assimile l´inceste aux épreuves létales subies par les victimes de l´horreur nazie ? Jusque dans l´horreur ne revient-il pas à chacun de savoir rester humain et donc de continuer à prôner une différence ? N´est-ce pas le minimum de dignité que l´on est en droit d´attendre de ceux qui écoutent les victimes de ces horreurs de précisément ne pas toutes les mettre dans le « même panier » ? En effet, toutes les horreurs ne s´équivalent pas, même si elles constituent à chaque fois, pour les victimes, leur lot de délabrement. Nous sommes, avec ce type de terme, dans ce que Denis Salas dénonce comme une « logique compassionnelle » où l´émotionnel du mot est mis au premier plan et tente d´effacer la nécessaire discrimination de l´entendement et par là n´est qu´une des formes multiples du déni de la différence. L´inceste et les camps de concentration, n´en déplaisent à Mme Peng, ce n´est pas la même horreur. Et ce n´est faire injure à aucune des deux parties de les distinguer. Dans la même lignée, l´une appelant l´autre, il est des assimilations qui devraient être proscrites : quand Mme Peng écrit « Tant que règne ce "négationnisme" de l´expérience traumatique, la neutralité à l´égard de la réalité événementielle ne peut être bienveillante, et l´analyste ne peut éviter la question de la vérité du côté de la victime. » (p. 241) l´assimilation, au travers la recherche de l´effet de manche, frôle, ici, la calomnie. Les psychanalystes seraient, au travers de leurs pratiques, la neutralité bienveillante en tête, des « négationnistes » ? N´est-ce pas faire, dans un retournement, injure à Freud lui-même et à travers lui à l´ensemble de ceux qui ont consacré de leur temps de vie à tenter de pouvoir approcher, dans le plus grand respect et au plus prêt, la vérité de l´autre ?

En conclusion
Pour conclure sur cet ouvrage, qu´il n´est pas nécessaire de lire, il reste une question : Pourquoi, interroge-t-on toujours les victimes d´inceste qui ont eu affaire à de mauvais « psy » pour reprendre la dénomination de l´analyste accrédité par l´auteure (p. 217) (et qui d´une certaine façon ont été victimes à nouveau d´eux) ? Pourquoi n´interroge-t-on pas celles, infiniment plus nombreuses, qui rencontrent de « bons » psychanalystes ? « Bons » étant à entendre comme désignant ceux ayant reçu une formation labellisée et reconnue (type IPA). Que ces psychanalystes aient été rencontrés au décours d´une prise en charge sous la forme d´une cure classique ou plus simplement d´un dispositif autre, leur ayant permis de subjectiver ce traumatisme  terriblement réel qu´est l´inceste ? C´est bien in fine, ce que soulève en filigrane cet ouvrage : la définition du métier de psychanalyste qui aujourd´hui n´est garantie par personne. S´il existe donc de tels ouvrages, c´est parce que les psychanalystes n´ont pas su protéger l´excellence de leur formation au travers d´une défense du titre, dont aujourd´hui tout un chacun peut se prévaloir. Inutile de dire que les décrets sur la psychothérapie seront loin d´améliorer les choses. Et, le vrai drame de toute cette affaire, c´est que ce sont, entre autres patients demandeurs de soins psychiques, les victimes d´inceste qui risquent ainsi des survictimisations que l´on attribuera encore et toujours à la psychanalyse.

André Ciavaldini,
Directeur du CRIAVS Rhône-Alpes

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